Je me tiens désormais à l'écart des écrivains - ou de ceux qui disent l'être. Mais entre 1970 et 1975, c'est à dire à compter du jour où j'ai décidé de ne me consacrer qu'à mes livres au risque d'y laisser ma peau, je les ai fréquentés - des poètes pour la plupart. POETES ! A leur contact, j'ai fait une curieuse découverte : aucun d'entre eux n'avait de public. Sortaient-ils des plaquettes qu'ils n'en vendaient pas une seule. Donnaient-ils des lectures que la salle était pratiquement vide, si l'on exceptait, les trois, six, voire neuf POETES de leur connaissance. N'empêche que tous logeaient dans de confortables appartements et avaient du temps libre à revendre, assez en tout cas pour squatter mon canapé et boire ma bière. Et tous, sans tarder, me firent la réputation d'être le dernier des barbares, d'organiser des fêtes scandaleusement abjectes au cours desquelles des femelles en rut se donnaient en spectacle et cassaient tout, j'étais celui qui finissait par virer ses invités par la peau du cul, celui à cause de qui la police jouait de la sirène et du bâton, celui qui, etc. Il n'y avait pas que du faux dans ces racontars. Sauf que je devais fournir à mon éditeur, ou à des rédacteurs en chef, de quoi régler le terme et remplir le frigo, et que je n'y parvenais qu'en chiant de la prose. Alors que ces... poètes... n'écrivaient que des vers... de mirliton vaniteux. et qu'ils ne faisaient que ça, toujours fringués comme des princes, l'air prospère, et jamais en retard dès qu'il s'agissait de se vautrer chez moi en dissertant à perte de vue sur leur poésie - et leur ego. Plus d'une fois, je leur ai demandé : "Les mecs, dites-moi comment vous vous débrouillez pour survivre ?" Ils ne bronchaient pas et continuaient de me sourire, de siroter ma bière et d'attendre que se pointent mes copines les toctombes, espérant qu'ils auraient alors leur ration - de sexe, de vénération, d'aventure ou d'enfer.
Avec le temps, il m'apparut d'une manière de plus en plus claire que je devais me débarrasser de ces crapauds baveux. Je n'eus de cesse dès lors que de percer le secret de chacun d'entre eux. Le plus souvent, bien cachée dans l'arrière-fond, se tenait la MERE. C'est elle qui prenait soin du fils génial, qui lui offrait son manger, son coucher, et ses vêtements.
Je me souviens de l'une des rares fois où je me suis retrouvé contraint d'accepter l'hospitalité de l'un de ces POETES. C'était une piaule d'un ennui mortel, avec jamais rien à boire. Ce jour-là, il était en train de me répéter combien lui paraissait injuste le fait de ne pas être plus largement reconnu. A l'entendre, les éditeurs, sinon le monde entier, conspiraient contre lui. Il pointa alors son doigt sur moi : "Toi aussi, tu as conseillé à Martin de ne pas me publier." Faux, objectai-je. Sur ce, il passa à tout autre chose, sans cesser de râler et de se lamenter. Le téléphone tout à coup sonna. Il décrocha et se mit à s'exprimer d'une voix posée et lénifiante. Puis, sitôt la conversation terminée, il se tourna vers moi :
"C'était ma mère. Elle ne va pas tarder. Tu ferais mieux de vider les lieux.
- Si ça t'arrange ! Mais j'aurais aimé la rencontrer.
-Quelle idée ! C'est une horrible bonne femme. Non, vaut mieux te tirer. Maintenant. Allez !"
Je suis entré dans l'ascenseur, les portes se sont refermées. Au rez-de-chaussée, je l'avais rayé de mes relations.
Un autre, encore. Non seulement sa mère raquait pour son loyer et sa bouffe, sa voiture et son assurance, mais elle lui écrivait même quelques-uns de ses poèmes merdiques. Incroyable ! Et cette farce durait depuis des années.
Celui-ci - appelons-le Fred - ne se départait jamais de son sang-froid et mangeait à sa faim. Chaque dimanche après-midi, il animait un atelier de poésie dans une église. Il ne créchait pas dans une masure. Il était membre du parti communiste. A l'une des participantes de son atelier, une très vieille dame qui ne tarissait pas d'éloges sur sa personne, j'ai un jour demandé :
"D'après vous, comment fait Fred pour s'en sortir ?
- Oh, Fred n'aime pas qu'on en parle, c'est un garçon très secret, mais il gagne sa vie en nettoyant les camionnettes-buffets.
- Camionnettes-buffets !?
- Mais oui, vous savez bien, ces véhicules qui vendent devant les usines cafés et sandwiches à l'heure du déjeuner, ou du changement d'équipe. Eh bien, Fred se charge de leur nettoyage."
Deux années passèrent au bout desquelles j'appris, par la rumeur, que Fred possédait en réalité deux immeubles locatifs qui lui assuraient l'essentiel de ses revenus. La nuit d'après, je me saoûlai et me rendis jusqu'à chez lui. Il habitait au-dessus d'un petit théâtre. Atmosphère très artiste. Je sortis de ma voiture et m'en allai tirer sa sonnette. Il fit le mort. Ça ne prit pas, je le savais là. J'avais d'ailleurs entrevu son ombre derrière les rideaux. Revenant à ma voiture, je me mis à klaxonner en hurlant : "Fred, montre-toi !" Je jetai même contre l'une de ses fenêtres une bouteille de bière. Elle ne fit qu'y rebondir. Mais l'obligea, lui, à réagir. Il apparut sur son petit balcon et me fusilla du regard :
"Casse-toi, Bukowski !
- Descends, Fred, que je te démolisse le portrait, pourriture de capitaliste rouge."
Il rentra à l'intérieur. Ne me restait plus qu'à l'attendre, droit sur mes jambes. Sauf qu'il ne se montra pas. Diable, et s'il était en train d'appeler les flics ? Eux et moi, on frisait l'overdose relationnelle. Du coup, je remontai dans ma voiture et me rapatriai.
Creuser le noir corporate et en faire sortir une lumière, une vérité blafarde sur tous ces suckers.