Creuser le noir corporate et en faire sortir une lumière, une vérité blafarde sur tous ces suckers.


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4/18/2002

Un autre casseur arrrive sur le weblog...

COMME DES PORCS

On vit dans une société qui a un immense respect pour les cicatrices, à
raison probablement. Plus tu as morflé plus tu es crédible, parce que tes
expériences passées t'ont niqué tes illusions plus vite que les autres. Il
faut avoir des pattes d'oies au coin des yeux et une entaille mal refermée
sur la gueule, parce que l'époque où l'existence de chacun pouvait
rencontrer un terme violent est assez loin.

On aime porter ses séquelles comme des décorations, à la façon des vétérans
de guerres passées, des guerriers mythiques. La sagesse va de pair avec le
chaos d'une expérience éprouvante.

Plus de western, plus de combats de gladiateurs (sauf sur Canal + en
crypté), plus de conquête de l'ouest, plus de guerre de décolonisation, et
au train où ça va, la conquête des étoiles c'est pas pour demain non plus,
puisque l'administration Bush préfère investir dans le flinguage massif de
touaregs). Et pourtant l'industrie du loisir nous noie de ces images, nous
écrase sous le poids le l'Aventure, de la Trajectoire, des mythes et des
cicatrices. En nous rappelant cruellement que tout cela nous est interdit.
Inaccessible. Parce qu'en Occident tout est encadré, et parce que nous
sommes devenus trop raisonnables pour sacrifier une longévité sécure et un
plan épargne retraite pour une aventure subversive, à la Messrine ou à la
Indiana Jones.

Du reste, y a plus rien à découvrir. Celui qui partirait à l'aventure sur
les mers du sud risquerait juste de se faire couler dans le sillage d'un
supertanker. Ou d'un Rainbow Warrior en mission. (Qui sont les cow-boys et
les indiens modernes, en somme...).

Un simple camping sauvage expose le taré qui s'y risquerait à prendre une
balle de 22 dans le caisson. (en même temps, le camping, hein.)

Alors la défonce en général est un palliatif pleutre et minuscule à ce
manque d'aventures et de coups de griffes ; on se matraque la tête, pour le
plaisir, c'est certain, pour les "sensations fortes", mais aussi avec
en sous-marin l'idée, inconsciente, de se créer rapidement une palette
d'expériences un peu moins conventionnelles et un peu plus palpitantes que
l'altercation au feu rouge ou l'excès de vitesse sur l'autoroute.

"Qu'est-ce que je me suis mis ce week-end..." ou le constat d'un
challenge lancé à soi-même et relevé, avec les séquelles que ça implique. L'espoir
(minable) de se dire un jour, plus tard, "putain j'y allais comme un
porc", parce qu'il n'y a plus aucun autre compartiment de la vie où on se met en
jeu comme ça. Parce que toute la construction sociale des 50 dernières
années consiste à évacuer toute notion de risque, tout danger, et partant
toute remise en question.

Le côté subversif de la défonce et les petites traces qu'elle laisse au fur
et à mesure sont les nouvelles cicatrices cheap d'une génération qui souffre
d'une trop évidente traçabilité de son passé et d'une trop grande
prévisibilité de son avenir. Un avenir petit, fade, coincé entre les charges
d'une maison hors de prix et les affres d'un boulot aliénant, et pas même la
perspective d'une « révolution » pour se libérer de tout ça, sinon des
discours creux d'apprentis Che Guevara, groupies de Bové ou de Dustan. Alors
la défonce représente le seul vecteur d'expérience "alternative", un
truc qu'on ne met pas sur le CV mais qui nous élabore autant. Un truc qui nous
donnera quelques minables séquelles, à faire valoir dans les futures soirées
de quadras fatigués.

« J'y allais comme un porc ».

Y a qu'à voir les taux d'addiction dans les coins les plus merdiques des
villes, on me fera pas croire que les mouflets cherchent une « évasion »
dans le mauvais shit qu'ils crapotent en bas des immeubles.

La drogue n'est plus une évasion, une porte ouverte sur autre chose. Même la
défonce est devenue un mode de construction de soi : il faut avoir son taf,
sa bande de potes, et sa pharmaco-dépendance assumée. Jouer avec les petits
démons sociaux de la coke ou de l'X. Se faire peur, se coller quelques
cicatrices. On lit ça partout : on s'empresse aujourd'hui de jouir à la
va-vite pour pouvoir faire valoir plus tard une sorte de « bagage »
crédible.

Le paradoxe d'une société qui veut garantir une absolue sécurité, une totale
intégrité, à des individus qui n'en veulent pas. Le tableau est assez naze.
Sans parler de l'absolue hypocrisie qui consiste à condamner l'usage de
produits stupéfiants, et des excitants comme la coke, tout en promouvant la
compétitivité économique à outrance et en présentant avec complaisance cette
même coke comme une défonce « classe », voire « socialisante », en
particulier dans les milieux médiatiques.

En même temps, dans un pays dont les lois continuent à condamner le petit
fumeur de weed comme le trafiquant d'héroïne, difficile de s'en étonner.

On prône le « dépassement de soi » dans les pubs Nike et dans les
Staracadémies » sous-merdiques diffusées à heure de grande écoute, mais où
est le dépassement de soi quand il faut à tout prix finir ce putain de
dossier avant la deadline fixée par le DG ?

« - T'as le temps de te dépasser ?
- Pas trop ce mois-ci, on est charrette au bureau et j'ai pas un flèche.
- Ah merde, moi pareil. »

Ouais, vaaachement hypocrite ; le seul dépassement de soi disponible en
stock, c'est celui qu'on trouve au fond d'un verre de vodka-pomme, ou dans
la gélule de MDMA : quelques inhibitions crétines tombent.Et on en gerbe le
lendemain.

La souffrance est un mode d'élaboration ; aucune expérience ne se fait sans
souffrance. Celui qui a souffert bénéficie d'une aura dans la société qui en
fait un prescripteur, ou au moins une référence. Un Benasayag a souffert le
martyr, il en tire une aura et un charisme certains. Peu importe ensuite que
ses conclusions soient des fadeurs néo-communistes crétines.

Mais pour un type qui a réellement souffert dans sa chair, combien de jeunes
occidentaux en admiration devant son parcours et frustrés par le manque de
hasard dans le leur ?

« The world is yours », dit le zeppelin à Tony Montana. Difficile de
construire un empire de la drogue, mais à défaut, on s'en foutra dans les
narines autant qu'il le fait. En on ne pensera plus aux remboursements de ce
putain de crédit Cofinoga, ou à cette pouffiasse de DRH, mais seulement aux
séquelles au rabais qu'on montrera plus tard : « puisque je vous dis que j'y
allais vraiment comme un porc ».

KOOZIL