Creuser le noir corporate et en faire sortir une lumière, une vérité blafarde sur tous ces suckers.
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11/07/2002
un autre...
Denis Grozdanovitch, Petit traité de désinvolture,
extrait :
Très souvent l’après-midi, je vais à la séance de quatre heures de la cinémathèque de Chaillot. J’y retrouve régulièrement la même bande de vieux cinéphiles à laquelle je ne me mêle pas (du moins, pas encore) mais que j’observe subrepticement. Pour eux, il faudrait inventer une expression nouvelle qui équivaudrait à « rat de bibliothèque » : chauve-souris de cinémathèque peut-être…
Barbus, négligés, vêtus de leurs vieux manteaux avachis où restent accrochés des brins de tabac, pipes au bec ou mégots à moitié éteints pendouillant à la lèvre inférieure, étranglés par des cache-col râpés et sales, tire-bouchonnés autour d’une cravate couleur de vieille pellicule, mal fagotés dans leurs pantalons informes d’où dépassent, à la ceinture, des pans de chemise d’une autre époque, presque tous munis de serviettes de cuir défraîchies et ventripotentes bourrées de journaux, de revues spécialisées, de livres à moitié déchirés, de cahiers écornés et, bien souvent encore, d’une foule d’objets hétéroclites du genre soldats de plomb ou trains électriques miniatures – qu’ils échangent et trafiquent fébrilement avant et après les séances –, ils sont quotidiennement ponctuels au rendez-vous. Il est difficile de savoir s’ils exercent un métier ou une fonction sociale quelconque ; tous paraissent disposer librement de leurs heures. La plupart sont très pâles et l’on devine que le plus clair de leur temps se passe au fond des bibliothèques, des boutiques de bric-à-brac et des salles de cinéma. À force d’être confrontés aux caractères d’imprimerie et à la réverbération des projecteurs d’illusions, leurs yeux sont rouges, dilatés, perdus dans le vague. À la lumière du jour, surtout s’il fait soleil, il est facile de constater que leur regard n’accommode pas les choses du dehors.
Après ces séances, ils s’en retournent cahin-caha, bras dessus, bras dessous, devisant à voix basse exaltée, comme des conspirateurs, à propos des différentes versions (qu’ils connaissent toutes), des noms des acteurs, de leurs mérites respectifs, devenant parfois véhéments, s’emportant et défendant à l’aide d’une verve lyrique qu’ils ne contrôlent plus la prestation d’un de leurs favoris dénigrés par les camarades – leur sacoche brinquebalant d’une main, la visière de leur casquette rabattue sur leurs yeux légèrement hagards afin d’éviter la trop grande clarté du réel. On devine qu’ils se dirigent vers des chambres mansardées – remplies à ras bords de livres, de disques, de bibelots, de photos, de journaux et de cartons entassés dans les coins – où ils font revenir, dans une poêle toute noire et graillonneuse, sur un antique réchaud dont ils ont hérité, leur frichti de vieux marginaux maniaques.
Parmi eux, quelques femmes : maigres, aux visages émaciés, portant lunettes, leurs yeux myopes égarés dans un halo où erre leur regard approximatif… Elles ne parlent presque pas, s’effaçant toujours, et disparaissent aussi discrètement qu’elles sont apparues, ombres clandestines de l’existence…
On sent que la majorité d’entre eux n’a été confrontée aux péripéties ou aux turbulences éventuelles de la vie qu’à travers la réfraction du fictif : ce sont des amateurs de rêves…"