Creuser le noir corporate et en faire sortir une lumière, une vérité blafarde sur tous ces suckers.


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Pier Paolo Pasolini

"Oui, bien sûr, que font ces jeunes gens, intelligents, de familles aisées, sinon parler de littérature et de peinture ?

Quelquefois même avec des amis de naissance plus modeste un peu moins raffinés, mais mordus plus profondément par l'ambition? Parler de littérature et de peinture, filous et facetieux, prêts à tout faire sauter, en se mettant déjà à chauffer de leur cul tout neuf ces chaises de café que chauffèrent jadis les culs des hermétiques ? Ou encore en flanant (c'est à dire en foulant l'angélique pavé des vieux quartiers de la ville, comme des soldats ou des putains), subversifs frappés de snobisme bourgeois - même avec toute leur sincérité, leur idéalisme, leur besoin de se dévouer : l'ombre, si l'on veut, douloureuse d'Essénine ou de Simone Weil dans l'âme ?

Voyons un peu : qu'ils sortent, tout poisseux, d'appartements minables, avec des sinistres couvertures brûlées au fer à repasser, ou des armoires achetées à vil prix par un père aimé en secret ; ou qu'ils viennent, par contre, de maisons entourées d'un halo de richesse, avec des allées et venues presque célestes de domestiques et de fournisseurs, tous ces jeunes hommes de lettres ont la peau moite, une pâleur de gens âgés, sinon de vieux, des grâces déjà décrépites ; ils ont un penchant irrésistible pour les repas lourds et pour les vêtements de laine, ils sont sujets à de fétides maladies - des dents ou bien des intestins - ils chient mal : bref, ce sont des petits-bourgeois, comme leur frères, magistrats, ou leur oncles dans le commerce.

Une seule et même famille, qui ignore tout de l'amour.
Il arrive parfois que tombe dans cette famille
Un Adorable. Mais c'est étrange :
Lui aussi, comme tous les autres, les merdeux, invoque (depuis le début du siècle dernier, et, après une courte interruption de 1945 à 1955, de nos jours encore) un Dieu exterminateur : qui l'extermine, lui, ainsi que sa classe sociale. Je l'invoque aussi !
Et cette invocation une fois déjà a été recueillie. Adolescents croulants sous des châles de Sioux, faux jeunes gens de Turins
Aux tempes déjà dégarnies, en loden bleu, dynamiteurs de grammaires, pensionnaires castristes qui sautent leur repas à Monza, nouveaux quelconquistes, en pelisse, qui savourent les concertos brandbourgeois, tout comme s'ils avaient trouvé une formule antibourgeois, qui leur fait jeter autour d'eux des coups d'oeil furibonds, démocrates suavement bourrus, persuadés que seule la vraie démocratie peut chasser la fausse ; blondinets anarchistes, qui prennent en toute bonne foi leur bon sperme pour de la dynamite (cheminant, avec de grandes guitares, sur des routes aussi fallacieuses que des coulisses, en troupeaux galeux) ; Pierrots universitaires qui vont occuper le Grand Amphi en revendiquant le Pouvoir au lieu d'y renoncer une fois pour toutes ; guérilleros avec leur compagnes à leur flanc qui ont décidé que les Noirs sont comme les Blancs (mais peut-être pas que les Blancs sont comme les Noirs) : cette espèce n'est là que pour préparer la venue d'un nouveau Dieu exterminateur ; tatoués, en toute innocence, d'une croix gammée : et pourtant ils seront les premiers à entrer, avec de véritables maladies et de vrais haillons sur le dos, dans une chambre à gaz : n'est-ce pas justement ce qu'ils veulent? Ne veulent-ils pas, et de la façon la plus horrible, se détruire, avec la classe sociale qui est la leur?

Moi, avec ma petite queue, toute de peau et de poils, capable de faire, bien sûr, son devoir, et pourtant humiliée, à tout jamais, par une queue de centaure, lourde et divine, immense et bien proportionnée, tendre et puissante ;
Moi, qui cherche ma voie au plus profond du moralisme et du sentimentalisme, luttant sur les deux fronts, cherchant à m'émanciper (une moralité émancipée, des sentiments émancipés, à la place des vrais : avec des inspirations simulées, et par conséquent beaucoup plus outrées que les véridiques, vouées au ridicule, car telle est la loi des bourgeois) ;
Moi je me trouve, en somme, pris dans un engrenage qui a toujours fonctionné de la même façon.
La Bourgeoisie est lucide, et rend un culte à la raison : et pourtant, n'ayant pas la conscience tranquille, elle manoeuvre pour se punir et pour se détruire : elle délègue ainsi, pour pourvoir à sa propre Destruction, ses fils les plus indignes, précisément : et eux (les uns conservant, connement, en pure perte, leur dignité bourgeoise d'hommes de lettres indépendants, quelquesfois même réactionnaires et serviles, d'autres par contre allant vraiment jusqu'au bout, et se perdant) obéissent à cette obscure mission. Et ils se mettent à invoquer le Dieu susdit.

Que viennent Hitler, et la bourgeoisie est heureuse. Elle meure, suppliciée, de sa propre main. Elle expie, sous la main du Héros qu'elle s'est donné, ses proprs fautes. De quoi parlent les jeunes gens de 1968 avec leur chevelure hirsute et leurs vêtements édouardiens, de goût vaguement militaire, et qui cachent leur membres aussi déshérités que le mien, sinon de littérature et de peinture ? Et que signifie ceci, sinon évoquer du fin fond de la petite bourgeoisie le Dieu exterminateur, pour qu'il frappe encore une fois pour des fautes plus noires encore que celles qui ont mûri en 1938 ? Il n'y a que nous, bourgeois, pour savoir être des voyous, et ces jeunes extrémistes, dépassant Marx et s'habillant au marché aux Puces, ne font guère que hurler, ingénieurs et généraux, contre des ingénieurs et des généraux.

C'est une guerre intestine. Si quelqu'un mourrait vraiment de consomption, en habit de moujik, âgé de moins de seize ans, ce serait le seul peut-être à avoir raison. Les autres s'entre-dévorent."