Creuser le noir corporate et en faire sortir une lumière, une vérité blafarde sur tous ces suckers.


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Nakintchanamourti

... Auprès des Sophes et mal vus d'eux une petite compagnie d'internés se groupait autour d'un jeune homme du Tibet qu'ils regardaient comme leur maître. Cet asiatique était connu sous le nom de Nakintchanamourti, ce qui veut dire en langue sancroustane « Incarnation-de-rien-du-tout ». J'eus l'occasion de le voir. Il ne me paru pas malade, peut-être seulement un peu trop doux de caractère, et je soupçonne qu'il était retenu là contre son gré par des machinations de ses soi-disant disciples. Ceux-ci le regardaient comme le dépositaire de toute sagesse et il leur répondait :
— Fichez-moi la paix. Je n'ai rien à vous apprendre. Allez-vous en. Que chacun cherche pour soi, et d'autres paroles également sensées.
Mais les disciples, et spécialement les femmes, ouvraient de grands yeux, prenaient un air inspiré et interprétaient les paroles du Maître dans ce qu'ils appelaient un sens ésotérique. Il fallait entendre par ce mot, nous apprenait notre dictionnaire de poche, « un sens caché et flatteur que l'on imagine sous des paroles désagréables afin de pouvoir les supporter ».
— Examinez bien, disait une vieille, la première phrase que le Maître a prononcée : « Fichez-moi la paix ». Quatre mots : c'est le tétragramme cabbalistique, le sacré ternaire du Bouddha-gourou, que les Grecs prononçaient Puthagoras. « Fichez » est, selon la grammaire (qui fut jadis une science sacrée), à la deuxième personne, « Moi », c'est la première personne et l'article « la » indique la troisième : image de la trinité. Remarquez d'ailleurs que « fichez », deuxième personne, a deux syllabes et que le Maître commence par la deuxième personne et non par la première, pour signifier que notre point de départ à nous humains, est dans la dualité et dans la lutte. Enfin vient la première personne...
Bien d'autres arcanes sont encore contenus dans ces quatre mots, mais ils ne sont accessibles qu'aux initiés. Tout est dit dans cette simple phrase. Seul un dieu peut parler ainsi.
Puis elle passait à la phrase suivante et ainsi faisait-elle de chaque parole que le maître malgrè lui prononçait, à l'émerveillement général des disciples dont le malheureux tibétain n'arrivait plus à se dépêtrer...

(Extraits de « La grande beuverie » par René Daumal,
Collection Métamorphoses, Gallimard 1943.)